Situation nationale
Si l’on tient compte de l’enquête INSEE parue après le premier confinement en juin 2020 plusieurs aspects concernant le télétravail peuvent interpeller.
D’abord le télétravail est le fait majoritaire d‘une catégorie socioprofessionnelle : 58 % des cadres et professions intermédiaires ont télétravaillé. Ensuite on retrouve cette même inégalité dans les différences de conditions de travail selon le niveau de vie : 21 % des personnes les plus modestes (1ᵉʳ quintile de niveau de vie) ont télétravaillé pendant le confinement contre 53 % des plus aisés (dernier quintile). À l’inverse, les personnes les plus modestes ont davantage continué à aller travailler sur site. Ce fut en particulier le cas des ouvriers (53 %), devant les employés (41 %), agriculteurs, chefs d’entreprise et indépendants (40 %), les cadres et professions intermédiaires étant nettement en retrait (21 %).
La situation nationale montre donc une polarité des bénéficiaires du télétravail qui, de facto, entraîne une diminution des relations matérielles via le travail. Et si cela permet théoriquement d’endiguer la propagation du virus en distillant la quantité de personnel sur site, cela met surtout en évidence une différence d’importance : encadrer vous donne plus de latitude quant à la manière dont vous pouvez travailler.
Et c’est frappant quand, alors que pour bon nombre de collègues, le passage de missions habituelles de travail en télétravail a été diversement mis en place à la faveur des n+1, pour l’ensemble des cadres, son application et sa généralisation a été quasi instantanée. Comme si tout était déjà prêt.
Le télétravail a aussi un coup financier et il peut paraître intéressant d’en connaître les montants liés au prix des locaux et au coup énergétique. Selon une étude récente1, encore une fois, il y a une disparité entre les ménages entre de faibles revenus et de hauts revenus. Les personnes à faibles revenus auraient besoin de 15 % de revenus supplémentaires pour compenser les frais dus au télétravail quand les plus aisés n’auraient besoin d’aucune compensation supplémentaire pour couvrir ces nouvelles dépenses. Le supplément de revenus nécessaire, en général, pour un télétravail bien facturé est estimé à 3,8 %.
Dans les différents établissements et entreprises ?
Lors du premier confinement l’urgence de la situation a conduit à la mise à l’arrêt total de l’université Jean-Moulin Lyon 3. Ainsi une partie des personnels furent mis en ASA (autorisation spéciale d’absence) tandis qu’allait se diffuser une pratique du télétravail hors convention. Le télétravail s’est constitué comme un moyen de faire perdurer l’activité en direction des publics et s’appuya sur l’usage des outils numériques qui fut largement encouragé. C’est donc dès ce premier confinement que des différences profondes ont pu être recensées.
L’exemple des BU est particulièrement éclairant car c’est l’un des premiers services à avoir repris son activité de service public sur site dès la fin du confinement stricte. Tandis que la majorité des encadrants restait en télétravail, moniteurs étudiants (dans l’obligation d’effectuer leurs heures pour être payé) et magasiniers des bibliothèques (cat. C) soutenus, malgré tout, par une poignée de cadres à l’accueil eurent à gérer un « click and collect » mis en place dans l’urgence et ce dès le 2 juin. Certes, il fallait bien renouer le lien avec les usagers et leur besoin documentaires mais c’est bien la catégorie des personnels les plus modestes, celles recensées par l’enquête INSEE, qui furent majoritairement sur le front. Et ce n’est que près d’un an après qu’une possibilité de télétravail s’offre à eux. Alors on comprend bien que la situation sanitaire restant toujours préoccupante, tout s’est accéléré dernièrement et la direction a été mis en devoir de généraliser in extenso le télétravail sous peine d’avoir des comptes à rendre mais cela montre bien le rapport ambigu qu’elle entretient avec une partie de son personnel.
Évidemment sur l’ensemble des situations, une partie du télétravail a pu être contraint mais, ce qui fait jour rétrospectivement, c’est quand même l’absence du terrain tandis que d’autres continuent d’être présents quotidiennement. Ainsi, tandis que la discipline propre au travail perdure, elle ne se trouve pas distribuée de la même manière selon votre groupe social. Les uns peuvent travailler plusieurs jours depuis leur domicile, les autres sont globalement bloqués dans le schéma traditionnel. Soit que l’ensemble des tâches nécessite d’être beaucoup sur place et/ou que le volume important d’astreintes conditionne leur taux de présence. Cette discipline du travail est ce qui reste encore au cœur du procès de télétravail, le travail est un savoir être couplé à un savoir-faire qui tient bien plus d’une attitude globale que d’une expérience acquise au cours du temps.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il y est un travail de plus grande qualité chez les uns ou les autres. Par contre l’intensité est ce qui fait la différence et à ce compte, la sérénité qu’offre quelques jours de télétravail couplé aux outils numériques a des effets sur la productivité. Par contre le fait d’être à pleins temps ou proche du plein temps en télétravail aurait des conséquences délétères sur la productivité. La question ne peut être vu sous le seul angle économique en vérité difficilement évaluable car elle reflète une question de fond sur la charge de travail demandée à des personnes en télétravail. Il faut remarquer le caractère parfois envahissant et épuisant2 du télétravail lié à des demandes de chefs de services qui évaluent mal ou ne veulent pas voir les complications que cela engendre en termes de planning notamment pour des tâches ponctuelles nécessitant une présence collective sur site ou, plus insidieusement, dans le surplus de travail que cela génère du fait d’une disponibilité facilitée via les outils professionnels. Tout cela brosse un paysage qui est loin d’être idyllique à l’heure où des entreprises de la Silicon Valley disent vouloir entièrement basculer dans le télétravail. Avec le numérique l’assiduité calculé et les sollicitations incessantes se trouvent au cœur des nouveaux procès de travail.
Bien sûr, il faut distinguer le télétravail choisi sous volontariat du télétravail imposé en temps de pandémie. Dans le second cas, les conditions sont particulièrement peu optimales et la réalisation des objectifs s’en fait ressentir. Toutefois, il ne fait aucun doute que cela aura représenté un test à grande échelle de ces nouveaux modes de travail en tout numérique qui s’inscrivent parfaitement dans la dématérialisation à marche forcée qui s’opère dans tous les domaines depuis plusieurs années (services publics, éducation, commerce, santé, etc.).
Aussi, les frontières entre espace privé et professionnel deviennent de plus en plus ténues et l’on peut largement envisager à partir de ce changement qu’une nouvelle organisation sociale voit le jour qui recompose complètement les repères actuels. De l’expérience différenciée du télétravail à son incorporation dans de nouvelles manières de vivre voilà peut-être ce qui restera de cette période de Covid. Mais si le télétravail se trouve globalement bien accepté de par la sécurité que semble constituée le fait de rester chez soi, il est à parier qu’une fois passée la crise, il sera plus compliqué à légitimer et que l’évident besoin d’interactions réelles nécessaire à l’émulation et à la coopération au travail reviendra sur le devant de la scène.
1 https://www.zdnet.fr/actualites/des-economistes-plaident-pour-un-bonus-teletravail-39918557.htm
2 Voir l’étude suivante sur 16’000 répondants aux USA : https://www.fishbowlapp.com/insights/2020/06/29/pandemic-burnout-68-suffering-from-workplace-burnout-due-to-wfh-37-now-switching-jobs/